Université Paris Cité – centre Jacques Seebacher (Grands Moulins de Paris, bât. A, 2e étage)
Vendredi 6 juin 2025, 9h-18h
Comité d’organisation : Vincent Berthelier (UPCité), Jacques-David Ebguy (UPCité), Christelle Reggiani (Sorbonne)

PROGRAMME
Emmanuel Lozerand (INALCO, IFRAE) : Qu’est-ce que le « style » en japonais ? Essai de clarification
À la fin du XIXe siècle, alors que le mot japonais buntai 文体 entre en relation de traductibilité avec les mots français, anglais et allemand « style », style, Stil, apparaît un doublet sutairu スタイル, qui vient s’ajouter à une liste d’autres termes, comme sama 様, sugata 姿, fûtei 風体 (parfois abrégé en fû 風 ou tei 体), buntei 文体, bunshô 文章, kotobazukai 言葉遣い, yôshiki 様式, qui peuvent également constituer, selon les circonstances, des équivalents possibles de leurs correspondants occidentaux.
Pour tenter de démêler cette pelote embrouillée, nous esquisserons d’abord une présentation rapide de la variété de ce qui était perçu comme buntai (styles, registres, glosses) à l’époque d’Edo et au début de l’ère Meiji, avant de réfléchir à ce qu’a pu signifier la réduction de cette diversité avec l’avènement (résistible ?) d’une langue nationale unifiée.
Evelyne Lesigne-Audoly (Université de Strasbourg, GEO) : Poétique du politique dans Le Bateau-usine de KOBAYASHI Takiji
Le Bateau-usine (1929) est l’une des œuvres majeures de la littérature prolétarienne, courant qui fut le creuset fécond de nombre d’expérimentations stylistiques. Dans ce court roman qui raconte la naissance spontanée d’une lutte collective à bord d’un bateau KOBAYASHI Takiji donne à entendre de façon chorale les voix du peuple, chargée de traits dialectaux et d’argot propre aux ouvriers. Il recourt de manière abondante à des comparaisons expressives, qui sont autant de moyens de s’adresser aux sens du lecteur plus qu’à son intellect. Enfin, il donne à entendre aussi un narrateur à la voix singulière, pressé par l’urgence du message qu’il doit transmettre, recourant pour cela à une syntaxe parfois hachée et à une typographie souvent iconoclaste.
Coraline Jortay (CNRS, THALIM) : Politiques du style en Chine républicaine (1912-1949) : les réformes de la langue à l’épreuve des autrices
Quels éclairages la littérature, les débats du passé ou encore les aires culturelles extra-européennes peuvent-ils jeter sur les enjeux contemporains des pratiques langagières inclusives ? À partir d’un corpus de textes littéraires prenant la langue comme enjeu féministe chez des autrices comme Chen Xuezhao (1906-1991), Ling Shuhua (1900-1990) ou encore Lu Yin (1898-1934), la présente contribution pose la question des rapports entre réformes de la langue et littérature dans les débats de société en Chine républicaine (1912-1949). Comment la littérature se fait-elle l’écho de revendications politiques contemporaines ayant trait aux représentations de genre ? Et quelles politiques du style observe-t-on chez ces féministes qui se saisissent de la poésie, de la prose ou du théâtre à une époque de réformes intenses de la langue nationale où les normes linguistiques de genre restent à (ré)inventer ?
Léticia Ibanez (traductrice, INALCO) : Le culte du style, domaine des brahmanes ? Une lecture sociale du modernisme littéraire tamoul dans les années 1960-1970
L’un des principaux traits de la modernité littéraire tamoule est l’apparition de stylistes à partir des années 1930. Dans une culture qui plaçait la poésie au sommet, ils littérarisent la prose, initialement conçue comme un outil didactique ou/et un moyen de se divertir, et s’efforcent de hausser leurs productions au niveau des auteurs européens qu’ils admirent. Ces écrivains sont pour la plupart des brahmanes dont l’identité de caste contribue à façonner les œuvres. Le sociolecte et les traditions spirituelles et les représentations propres à la communauté nourrissent ainsi les textes de Mauṉi (1907-1985) et Lā. Ça. Rāmāmirutam (1914-2007), des auteurs que la revue Eluttu (« Écriture ») porte au pinacle dans les années 1960. Parangon des « petits magazines » tamouls, édité de 1959 à 1970, ce mensuel libre de toute affiliation politique célèbre l’union de la forme et du contenu, promeut les auteurs les plus audacieux sur le plan esthétique, défend l’idéal d’une écriture consciente d’elle-même et pratiquée pour elle-même. Le rédacteur en chef et le critique le plus influent de la revue sont brahmanes. Le culte du style et des stylistes pratiqué dans ses colonnes est-il, comme l’affirment les critiques marxistes de l’époque, un moyen pour les brahmanes tamouls d’affirmer leur aristocratisme par le biais de l’art ? Après quelques remarques sur la formation intellectuelle et idéologique des auteurs de la mouvance-Eḻuttu, la présente communication donnera un aperçu des auteurs célébrés dans le « petit magazine » et de leur réception critique. Enfin, elle tentera de définir dans quelle mesure l’idéal porté par Eluttu a façonné le modernisme tamoul dans ses développements ultérieurs.
Louis Roux (Université Jean Moulin Lyon 3, LARHRA) : Définir le style d’un adab shaʿbī : quelle littérature populaire pour la nation arabe dans les années 1950-60 ?
Les sīra-s shaʿbīyya (littéralement des « biographies populaires »), sont des récits épiques, centrés sur un héros historique ou imaginaire, que les conteurs narraient dans les cafés des grandes villes arabes jusqu’au premier tiers du XXe siècle. Ce genre constitue, à la fois par ses thématiques, ses constructions narratives et ses caractéristiques stylistiques, une expression remarquable de l’esprit populaire égyptien et arabe, qu’il convient toutefois d’adapter à l’époque, notamment en lui donnant la forme des genres modernes — romans et pièces de théâtre principalement. Divers auteurs voient dans le corpus des sīra-s shaʿbīyya un matériau narratif susceptible de fonder une littérature populaire (adab shaʿbī) conforme au temps et à ses enjeux politiques.
L’intérêt qu’ils trouvent à ce genre se situe notamment dans ses caractéristiques linguistiques. En effet, les sīra-s étaient contées ou mises par écrit dans un arabe « moyen », entre l’arabe standard et les dialectes locaux ou régionaux. La définition du « populaire » en littérature proposée par les écrivains de cette génération s’inscrit enfin dans le contexte politique arabe et égyptien des années 1950 et 1960, marqué par la présidence de Gamal Abdel Nasser (de 1956 à 1970) et l’âge d’or de l’idéologie panarabe. En adaptant le patrimoine littéraire populaire incarné par les sīra-s aux critères de leur temps, ces auteurs entendent faire émerger une conscience politique collective et tracer un parallèle entre Nasser et les héros de ces épopées.
Ioanna Kouki (Université Paris Cité, CERILAC) : Idéal stylistique et positionnement politique dans la prose grecque des années 1930, une convergence au-delà des clivages idéologiques
Dans la Grèce des années 1930, le débat linguistique est un enjeu central. Après un regain de la katharevoussa dans la littérature durant les années 1920, les écrivains des années 1930 se tournent majoritairement vers la démotique, dans un contexte où les tensions politiques influencent profondément le champ littéraire. La polarisation politique trouve un écho direct dans le champ littéraire, où deux revues dominent le débat : Les Nouvelles Lettres, qui regroupe les démoticistes libéraux proches de Venizélos et soucieux d’une identité nationale renouvelée, et Les Nouveaux Pionniers, où se rassemblent les écrivains engagés à gauche, influencés par les avant-gardes et les luttes sociales. Jusqu’à présent, la bibliographie les analyse comme deux pôles opposés et met en avant leurs divergences. Pourtant, malgré ces divergences politiques, ces cercles littéraires convergent vers un même idéal stylistique. Tous deux prônent un style simple et épuré, loin des archaïsmes de la katharevoussa, mais également soucieux d’une certaine rigueur formelle et d’une précision stylistique. En outre, la comparaison avec les tendances stylistiques françaises de la même période, notamment celles promues par la Nouvelle Revue Française, permet d’éclairer les circulations stylistiques entre la France et la Grèce. Elle mettra en lumière l’influence des séjours et formations en France sur certains écrivains grecs, en particulier ceux du groupe des Nouvelles Lettres, et questionnera l’adoption d’un imaginaire stylistique partagé entre ces espaces littéraires.
Louise Delumeau (Sorbonne Université, VALE) : Ressorts linguistiques du « Black internationalism ». Politique des langues vernaculaires entre États-Unis et Caraïbe anglophone (Claude McKay et Samuel Selvon)
L’usage des créoles dans la littérature caribéenne anglophone est souvent analysé comme une résistance à la norme coloniale britannique et comme un marqueur identitaire de l’indépendance régionale. Toutefois, des recherches récentes (Edmondson 2022) montrent que cette dynamique s’inscrit aussi dans un dialogue avec la littérature afro-américaine, notamment à travers l’usage de l’African American Vernacular English (AAVE).
Claude McKay et Samuel Selvon illustrent cette convergence en mettant en scène des personnages noirs diasporiques partageant des vernaculaires transnationaux. Dans Home to Harlem (1928) et Banjo (1929), McKay représente Harlem et Marseille comme des espaces noirs cosmopolites, tandis que Selvon, dans The Lonely Londoners (1956), unifie les voix caribéennes dans l’exil. L’étude de ces œuvres révèle une « politique du vernaculaire » dépassant les identités nationales et faisant même signe vers une forme d’internationalisme Noir.
Théo Mantion (Harvard) : Dézombifier le langage. Frankétienne ou la politique du Nouveau roman à Haïti
Dans un espace littéraire singulier au sein de la République des lettres francophones, l’écrivain haïtien Frankétienne (1936–2025) introduit tôt dans son œuvre poétique et romanesque des éléments stylistiques issus du modernisme européen et plus particulièrement du Nouveau roman français. Avec Mûr à crever (1968), l’écrivain jette les bases manifestaires du mouvement “spiraliste” haïtien. Imaginé avec ses collègues Jean-Claude Fignolé et René Philoctète, le spiralisme avance une conception de l’œuvre comme unité ouverte apte à rassembler tous les plans de la réalité, aussi hétérogènes soient-ils. Cependant, Fignolé et Philoctète, influencés par les contes afro-indiens de la Caraïbe, s’opposent aux expérimentations modernistes françaises, estimant que la déconstruction du sujet en Europe n’est pas pertinente pour les peuples du Tiers-Monde qui cherchent alors à émerger comme sujets de leur propre histoire. Au contraire, Frankétienne voit dans leur geste un folklorisme qu’il entend dépasser à travers une réinvention radicale de la forme, et revendique sa contemporanéité avec le Nouveau roman.
L’intuition qu’une opportunité historique de réinvention de soi apparaît à l’endroit même où l’énonciation traditionnelle est fragilisée nourrit aussi la charge politique de Dézafi (1975), premier roman de langue créole. L’aventure du langage s’y poursuit à travers une allégorie politique puissante, celle de la zombification, pratique vaudou de mise en servitude, dont s’extrait un peuple opprimé à mesure qu’il retrouve l’usage de la parole. Nous montrerons en quoi les tropismes de Nathalie Sarraute et le marronnage poétique d’Édouard Glissant servent de levier à la réinvention politique du sujet conduite par Frankétienne.
Les travaux commencés lors de cette journée se poursuivront l’an prochain dans le séminaire, avec des contributions d’Evelyne Su et de Julien Sibileau.
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